Forest: le marais Wiels ou le difficile équilibre entre ville et nature 29/10/202
Une Région qui voudrait un projet concret, un promoteur qui a jeté l’éponge faute d’accord avec les élus locaux, une pression citoyenne pour préserver à tout prix une zone naturelle née d’un chantier de construction et une commune exigeante qui sert de tampon et joue les facilitateurs. Site vert et bleu paisible à Forest, le marais Wiels est à la croisée de nombreuses tensions et enjeux. Avec un avenir qui reste incertain.
Des roseaux ont poussé, entre le métal du chemin de fer et le tarmac de l’avenue. Des canards, des mouettes et autres oiseaux en tous genres se posent sur les piliers en béton sur lesquels devaient être construits des bureaux. Laissée à l’abandon, la friche est devenue marais.
À Forest et à l’abri des regards, derrière le centre d’art contemporain Wiels, il y a tout un monde. Des individus de 170 espèces, dont certaines protégées, nagent, volent, sautent dans cet endroit considéré par Bruxelles Environnement comme un «ensemble de haute à très haute valeur biologique». Autour de ces grèbes castagneux, tritons et chauve-souris, gravitent les riverains, la commune, la Région de Bruxelles-Capitale, les acteurs culturels, économiques et immobiliers. Et avec eux, des enjeux de développement urbain, environnementaux, de logement, de vie de quartier.
Cette petite oasis citadine à deux pas de la Senne devait, au début des années 2000, accueillir des bureaux. Friche totalement sèche, elle serait devenue ce que l’on appelle aujourd’hui le marais Wiels à cause d’un malencontreux coup de pelleteuse qui aurait percé la nappe phréatique en 2008, d’après les riverains et les autorités régionale et communale.
De 229 à 80 logements
Mais pour l’ancien propriétaire des lieux, l’eau ne serait venue que plus tard, en 2011, «sans doute du ruissellement et de la remontée de la nappe phréatique», précise Sophie Le Clercq, administratrice déléguée de JCX Immo. «Les pieux du niveau -1 étaient déjà là depuis quelques années et on s’est dit que c’était mieux qu’ils soient un peu dans l’eau du point de vue technique», explique-t-elle. «Puis, les riverains se sont plaints de moustiques et Bruxelles Environnement nous a dit de mettre des poissons.» Qui ont attiré les hérons qui, à leur tour, ont apporté sur leurs pattes des œufs d’autres poissons ou de batraciens. Et ainsi de suite. «C’est tout un écosystème qui s’est installé ici», observe Geneviève Kinet, riveraine et administratrice de la page Facebook «Marais Wiels».
Depuis, si la zone a toujours suscité l’intérêt des promoteurs immobiliers et des décideurs politiques, elle reste vierge de toute construction. Des gens du voyage et des sans-abri y ont habité pendant plusieurs années. Les riverains se sont réapproprié les lieux, ont voulu les protéger, les ont nettoyés des matelas et déchets domestiques. En coulisses, les discussions, les esquisses, les projets, les réflexions se sont succédé. La commune a lancé un Master Plan Forest-sur-Senne pour questionner, avec experts et habitants, l’avenir du site. Du logement s’est ajouté au projet de bureaux du promoteur immobilier JCX. Et malgré l’espace de bâti et le nombre de logements (229, 176, 150) et de parkings rapetissés au fil du temps et des demandes de permis, les refus se sont enchaînés.
Jusqu’à ce que le promoteur jette l’éponge. Et que la Région rachète les lieux voici un an pour huit millions d’euros. Avec l’ambition de conserver une grande partie du plan d’eau pour répondre au besoin en espaces verts en ville révélé par la crise sanitaire et d’y construire 70 à 80 logements, soit deux fois moins que le dernier permis en date. «C’est un geste historique de la part de la Région d’acheter un site pour le protéger», souligne Alain Mugabo (Ecolo), échevin de la Ville verte.
À tâtons
Aujourd’hui, dans le quartier, le marais est cet espace paisible, intime, encore un peu secret, où se croisent les mangeurs de sandwichs, les artistes et les écrivains, les promeneurs et leurs chiens, les jardiniers, les amateurs de réunion ou de sieste en plein air. Plus loin, le long du pont de chemin de fer, un homme fume dans le fauteuil en cuir d’un salon à ciel ouvert et aux murs de draps de lit.
L’espace au pied des bâtiments culturels se découvre, se cherche, s’expérimente. À travers le Parcklab Wielemans, phase 4 du Master Plan. «On préfigure avec les habitants, les utilisateurs du site, ce qu’on voudrait que ce site soit demain», explique l’échevin de la Revitalisation urbaine Charles Spapens (PS). «Tous les trois mois, un budget est mis à leur disposition. Ça peut être la construction d’une grande table de pique-nique, des visites guidées, des ruches, des conférences sur le site.» Une dynamique à laquelle participent le Wiels et le Brass.
Un quartier déjà dense
Pendant ce temps-là, dans les bureaux des hautes instances bruxelloises, on planche sur l’avenir du lieu. «En plus du Master Plan», expose Alain Mugabo, «une étude est menée actuellement par (le gestionnaire des eaux) Vivaqua et Bruxelles Environnement pour voir si on peut préserver le marais, en faire un bassin d’orage naturel, où construire par rapport au marais et quel sera l’impact de la construction sur le marais.»
Le gouvernement régional a décidé d’aménager un espace vert, de maintenir une grande partie du marais Wiels et potentiellement de l’utiliser comme bassin d’orage à ciel ouvert en vue de limiter les inondations que connaît le bas de Forest, de créer du logement dit «moyen» et de transformer le bâtiment Métropole.
À la réalisation: Citydev, institution d’intérêt public en charge du développement urbanistique de la Région de Bruxelles-Capitale. Qui, avec un budget convenu de 2,2 millions d’euros pour la partie bâtie, construira, sur 2.240 m² d’emprise au sol, 10.000 m² de logements «abordables et de qualité» – «Si cette superficie devait diminuer, tomber à 5.000 par exemple, les autorités devront se trouver un autre partenaire», met en garde l’administrateur délégué Benjamin Cadranel. Plusieurs scénarii privilégient une construction à front de rue pour préserver 5.000 m² de marais et 2.000 m² d’espaces verts: on parle tantôt d’une tour de quinze étages, tantôt de plusieurs bâtiments, mais aussi d’un porche pour accéder à la zone naturelle. Les différents acteurs espèrent aboutir prochainement à un accord. Avec l’espoir de lancer un marché pour 2022.
Critiquée par les riverains, l’arrivée de logements dans un quartier déjà dense n’est pas jugée idéale par les échevins forestois. «Cela fait partie du défi de ce site», poursuit Alain Mugabo, qui avertit: «Si on se rend compte qu’on ne peut pas faire face à tous les défis (de logements, de biodiversité, d’espaces verts, de gestion des eaux), on espère que la Région aura le courage de changer son fusil d’épaule.»